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http://www.parismatch.com/Actu-Match/Societe/Actu/Afghanistan.-Retour-dans-la-vallee-de-la-mort-118855/
Il y a un an, le 18 août 2008, dix soldats français tombaient dans une embuscade des Talibans. Récit de leurs dernières heures héroïques
interview Patrick Forestier - Paris Match
Notre reporter a rencontré Frédéric Pons, ancien officier du « Grand 8 » devenu spécialiste des questions de défense. Il revient sur la tragédie de l'Uzbin en 2008
Paris Match. Comment avez-vous travaillé pour écrire ce récit ?
Frédéric Pons. J'ai confronté les rapports officiels, les témoignages des rescapés et de leurs chefs, et ce que m'ont dit les familles, notamment celle de Julien Le Pahun. Grâce à elles, j'ai pu comprendre le sens de l'engagement de ces jeunes, leurs espoirs et leurs doutes, mais aussi et surtout la détermination qui explique leur comportement au feu. Les familles m'ont aussi confié des témoignages poignants, des lettres. Par exemple, pour Julien Le Pahun, qui allait fêter son vingtième anniversaire le 20 août, deux jours après l'embuscade. La veille, il s'était rendu à la messe du dimanche célébrée à Tora par Mgr Le Gall, l'évêque aux armées. Ce n'était pas son habitude. Il avait discuté avec l'aumônier à propos de cette phrase du "Je vous salue Marie": "Priez pour nous maintenant et à l'heure de notre mort..." Le 16 juillet, avant de partir pour l'Afghanistan, il avait écrit sur son blog : "J'ai juste envie de dire que la mort est devant moi et qu'elle est terrifiante..." A Roissy, quand il quitte ses parents, il a les yeux embués de larmes. Il dit : "Aujourd'hui je pars mener une guerre à 5 300 kilomètres de ceux que j'aime. Quoi qu'il arrive, pensez à moi comme l'homme que je suis devenu."
Avec le recul, peut-on considérer que cette mission de reconnaissance était suffisamment bien préparée ?
Le 15 août, trois jours auparavant, une première patrouille est allée jusqu'au village de Sper Kunday, qui marque le début de la zone des combats. Le capitaine commandant la compagnie Carmin et le lieutenant chef de la 3e section [Carmin 3] prennent alors contact avec la population mais ne reconnaissent pas le col, faute de temps. Des villageois leur confirment la présence des talibans et les mettent en garde : "Ne vous éternisez pas", conseillent-ils. Les officiers répondent : "On reviendra." Toute la vallée sait que les Français veulent reconquérir le terrain. Les Italiens, qui occupaient le poste avant eux, ne sortaient quasiment plus depuis qu'ils avaient eu à déplorer un mort.
Côté français, on devine bien que les talibans sont au courant qu'une entreprise de reconquête du terrain est en marche.
Oui, tout le monde le sait. Du coup, après avoir observé les modes d'action français, les insurgés préparent une nasse, une embuscade, en aménageant des postes de tirs et en stockant des munitions au sommet et derrière le col, et sur les itinéraires de repli. Leur capacité de mobilisation et leur puissance de feu étaient connues mais n'ont pas été suffisamment prises en compte. Il n'y a pas eu, ce jour-là, de reconnaissance aérienne qui aurait peut-être décelé les postes de combat ennemis. Les Français ont donc très peu de renseignements sur une zone dont on sait, pourtant, qu'elle est infestée de talibans. Il n'y a pas non plus de commandement et de coordination sur le terrain entre les deux sections afghanes, les deux sections françaises et le groupe d'une dizaine d'hommes des forces spéciales américaines. Personne ne commandait vraiment...
Je me souviens que les moudjahidin pratiquaient le même type d'embuscade contre les Soviétiques qui, pour les éviter, déposaient en hélicoptère leurs commandos sur les crêtes. A ma connaissance, il n'y a pas eu de demande d'hélicoptères ou de drones pour cette mission.
Ce 18 août, les hélicoptères français n'étaient pas disponibles. Ils servaient à transporter ou à protéger une mission américaine d'inspection du poste de Tora, d'où est partie la patrouille, avec le général McKiernan, le commandant de l'Isaf. Le colonel de Cevins, patron du bataillon français de Kaboul, et le capitaine Crézé, chef de Carmin, ont été occupés toute la matinée à recevoir ces VIP.
C'est le parachutiste Le Pahun qui sera abattu le premier.
Il était le voltigeur de pointe de la section. A 50 mètres du col, il est fauché par une rafale. Ses camarades de Carmin 3 retrouveront son corps à l'aube. C'est le début de furieux combats. Damien Buil, le chef de groupe qui est parti le chercher, revient en titubant. "Je suis touché au ventre", dit-il avant de tomber, à découvert, au milieu de la piste. Marchand, Darchy et Gros veulent à leur tour y aller. Soudain surgit un taliban. Darchy vide la moitié de son chargeur sur lui. Pendant ce temps, Marchand tire le blessé derrière le rocher où sont abrités ses camarades. Ils lui enlèvent son casque, son gilet pare-balles percé par les éclats, posent un pansement compressif. Damien veut vivre. Il résiste pour sa femme Aurore, enceinte d'un petit garçon, et pour Lilou, sa fillette de 2 ans et demi.
Les talibans attendaient visiblement les Français.
Oui, ils ont su quand ils ont quitté leur base de Tora, puis les ont vus venir de loin, entrer dans la vallée, progresser ensuite à pied vers eux. Ils disposent de fusils-mitrailleurs, de tireurs d'élite équipés de fusils Dragunov à lunette. Ils tirent d'abord sur les premiers éléments français. Ensuite, leurs snipers cherchent à éliminer le chef de la section, l'adjudant Gaëtan Evrard, blessé, et son radio, qui sera tué. Les talibans sont à cinq contre un. Les Français tentent de se regrouper pour se dégager du feu ennemi. Les avions et les hélicoptères américains arrivés un peu plus tard mitraillent les talibans qui essaient alors de s'imbriquer au milieu des Français. C'est presque du corps à corps. Un taliban surgit à 20 mètres de Dussat. Darchy lance une grenade et "sèche" l'insurgé. Au même moment, l'adjudant Evrard est touché à l'épaule. Ils sont quatre soldats à se serrer derrière un petit rocher. Le tireur d'élite Kevin Chassaing réussit à éliminer un sniper à 450 mètres. Mais les talibans ripostent, sautant de rocher en rocher. Alexis Taani, le radio, alterne bouche-à-bouche et massage cardiaque sur un blessé. Une balle lui traverse la main et frappe Buil, qui s'éteint peu après. Les talibans ont compris et concentrent leurs tirs sur ce petit groupe. L'adjudant Evrard est menacé. Taani se dresse devant lui pour faire écran. Des balles claquent dans son dos. Il vient de se sacrifier pour sauver son adjudant. Darchy et Chassaing le traînent sur la piste pendant que trois camarades vident leur dernier chargeur pour les couvrir. Le premier, Darchy, prend une balle dans le tibia. Chassaing tombe, touché à la cuisse. Un second projectile le frappe en pleine tête. Un taliban surgit devant Darchy. Il n'a plus que son pistolet automatique. C'est quitte ou double. A 20 mètres, il vide son chargeur. Le taliban s'effondre.
Des soldats français se sacrifient pour sauver leurs camarades...
Le caporal-chef Penon a le genou fracassé par une balle. Blessé, l'adjudant ne peut pas le porter. Il faut courir. L'infirmier préfère rester, lucide sur son état. Il sera découvert mort près du même rocher, après avoir épuisé ses munitions pour couvrir le départ de ses camarades. Plus loin, une balle percute le casque de Garabedian. Il est sonné mais Nicolas Grégoire l'entraîne vers un rocher. Soudain, un cri, une chute : le caporal-chef Grégoire est fauché à son tour. Garabedian se précipite sur lui et reçoit comme une immense claque dans le dos, qui le jette au sol. C'est une volée d'éclats, heureusement arrêtée par son gilet pare-balles. Plus loin, Paul, Hamada et Waetheane progressent accroupis. Une balle casse le bras d'Hamada. Waetheane est lui aussi touché. Il réussit à sauter un muret mais les impacts les poursuivent. Waetheane, touché une seconde fois, a la force de courir s'abriter derrière un rocher. Le groupe lui injecte une dose de morphine et lui fait un garrot.
A côté se trouve Anthony Rivière, 22 ans, qui se plaint du ventre. Il n'y a pourtant ni sang ni impact sur son pare-balles. On découvrira que ce jeune Réunionnais a pris dans le tibia une balle qui est remontée jusqu'au foie, provoquant une hémorragie interne fatale. Hamada, lui, ne sent plus son bras droit, retourné dans son dos. Tout seul, il le ramène devant, récupère le garrot tourniquet dans sa trousse, le pose sur la blessure et serre avec les dents. Il renonce à la morphine pour ne pas s'endormir. Lui aussi veut vivre, par amour : sa femme est enceinte.
Les parachutistes français sont parfois si près des talibans qu'ils les entendent parler.
Oui, ils descendent de façon espacée et crient pour se parler. A un moment, Gros comprend qu'ils sont arrivés à hauteur du secteur où se trouvent les corps de Buil, Chassaing et Taani. Ils devinent que les talibans dépouillent leurs camarades, récupèrent leurs armes. Marchand les entend rire. Il imagine la curée. Pour lui, c'est trop. Il lance une première grenade défensive quadrillée, qui en couche quatre ou cinq. Du coup, c'est le silence. Il veut jeter la seconde mais, blessé au bras, n'arrive plus à la dégoupiller. Gros voit quatre talibans se redresser au moment de la première explosion. D'une rafale, il en tue deux. Deux autres se mettent à vociférer dans leur radio. Une nouvelle grenade ramène le silence. Il détecte un autre taliban sur la droite, tire, le blesse et en abat un troisième venu l'aider. Les paras ont su rendre coup pour coup pendant des heures.
Au fil des heures, ils ont quand même le moral qui baisse.
C'est sûr, mais sans perdre leurs moyens. Ils restent très solidaires. Ils se parlent beaucoup d'un rocher à l'autre. Bien entraînés, ils ont la foi et sont disciplinés. Lorsque le caporal-chef Marchand ne peut plus bouger, il demande à ses hommes d'aller chercher de l'aide. Lui attendra sur place. "Pas question, répondent ses hommes. On ne vous laisse pas." "Ça ne sert à rien", gueule Marchand en leur jetant un caillou. "C'est un ordre !" Les soldats obéissent. Marchand se retrouve seul. Trois talibans descendent dans sa direction. Waetheane, Paul et Garabedian sont couchés dans un talweg. Les insurgés passent sans les voir. Marchand serre plus fort sa grenade, sa dernière arme. Il ne bouge plus. Les talibans ne s'arrêtent pas, le croyant mort. Le caporal-chef hallucine : il pense voir le soleil monter, alors qu'il est en train de se coucher. Au bout d'une heure, il décide de descendre, à son rythme. Mais, juste un peu plus haut, un fusil-mitrailleur tire de courtes rafales pour bloquer le passage. La seule solution, c'est sa dernière grenade. Il se concentre, respire un grand coup, la dégoupille calmement et la lance au plus juste. Abasourdi par ses tirs, le taliban n'a pas entendu la cuillère sauter. Il disparaît dans l'explosion. La voie est libre. Soudain, un hélicoptère américain fonce droit sur lui. Il est à 10 mètres. Marchand croit qu'il va se faire buter pour ses camarades ! De son bras valide, il fait de grands gestes lents. Le pilote hésite, manœuvre un quart de tour à gauche et tire une salve de roquettes loin derrière le caporal-chef, qui entend des cris. L'hélicoptère vient de lui sauver la vie en anéantissant un nid d'insurgés. Il hurle sa rage de vivre et ne peut s'empêcher de crier aux talibans : "Bandes de chiens."
On a dit que les soldats français étaient partis sans beaucoup de munitions.
Ils avaient une dotation maximale, compte tenu du poids à porter : 7 ou 8 chargeurs chacun, soit environ 200 cartouches. Mais le combat a duré cinq à six heures, à haute intensité, et ils ne pouvaient pas être réapprovisionnés. Même les véhicules blindés qui les appuyaient depuis le village, 600 mètres plus bas, se sont trouvés à court. Les projectiles des talibans ricochaient sur leurs blindages. Ils sont allés se réapprovisionner chez les Américains, restés en retrait pour guider les avions.
Les renforts ont-ils mis longtemps à arriver ?
Vingt-cinq minutes après l'alerte, le capitaine Crézé partait du poste de Tora à la tête de 80 soldats répartis dans 20 véhicules blindés, en demandant un appui aérien. Il a mis une heure vingt pour arriver sur place alors qu'il faut deux heures en temps normal.
Ces soldats étaient-ils trop jeunes et mal entraînés pour aller combattre en Afghanistan ?
Jeunes, c'est vrai. Mal entraînés, c'est faux. Depuis la nuit des temps, les soldats sont toujours jeunes, par définition. On a oublié que le service militaire était à 18 ans. S'ils n'avaient pas été aussi bien entraînés, ils seraient peut-être tous morts. C'est ce qui a sauvé les rescapés, qui souffrent d'ailleurs de ces accusations. On peut dire que ce sont des gamins, mais ils n'ont pas paniqué. Ils ont 20 ans, des parents, une fiancée ou, pour les plus âgés, des enfants. Ils pensaient à eux pendant les combats. On a entendu des blessés crier : "Maman, je ne veux pas mourir !" Mais ils se sont battus comme des lions en pensant, justement, à leur famille ou à leurs copains. C'est ce qui les a fait tenir sous le feu, avec la rage de se battre et de vivre, sans cesser de s'encourager les uns les autres. Leur section était une famille. Plusieurs se sont sacrifiés pour leurs copains.
Un an après cette embuscade, que sont devenus les survivants de la section Carmin 2 ?
Ils sont au régiment, à Castres. La section Carmin 2 est en sommeil. Les survivants pansent leurs plaies physiques et morales. Les blessés poursuivent leur rééducation. Mais le plus dur, ce sont les blessures psychologiques, qui perdurent. Hantés par leurs souvenirs, ils se posent beaucoup de questions, notamment sur le montage de cette patrouille du 18 août 2008, sur l'absence des mortiers, sur l'arrivée des renforts, sur le comportement ou les choix de tel ou tel chef. Beaucoup estiment ne pas encore avoir eu toutes les réponses. Ils souffrent aussi d'un sentiment de culpabilité d'être revenus vivants. "Est-ce que j'ai bien agi par rapport aux autres ?" "Qu'est-ce que les autres n'ont pas fait pour moi ?" Ils se tournent très souvent vers leur adjudant, Gaëtan Evrard, un père de famille meurtri, devenu un autre père pour les jeunes rescapés de l'enfer de la vallée de l'Uzbin. Ils continuent de voir les familles des copains morts au combat. Le fort esprit de corps du 8e RPIMa contribue à cicatriser les blessures. Le 19 juillet dernier, sept d'entre eux ont été décorés de la médaille militaire, ce qui est exceptionnel pour des soldats du rang aussi jeunes, âgés d'à peine 20 ans. Quant aux talibans qui ont mené l'embuscade, la plupart d'entre eux - près de 80 - et la quasi-totalité de leurs chefs ont été éliminés pendant la contre-offensive et dans les opérations qui ont suivi.
Il y a un an, le 18 août 2008, dix soldats français tombaient dans une embuscade des Talibans. Récit de leurs dernières heures héroïques
interview Patrick Forestier - Paris Match
Notre reporter a rencontré Frédéric Pons, ancien officier du « Grand 8 » devenu spécialiste des questions de défense. Il revient sur la tragédie de l'Uzbin en 2008
Paris Match. Comment avez-vous travaillé pour écrire ce récit ?
Frédéric Pons. J'ai confronté les rapports officiels, les témoignages des rescapés et de leurs chefs, et ce que m'ont dit les familles, notamment celle de Julien Le Pahun. Grâce à elles, j'ai pu comprendre le sens de l'engagement de ces jeunes, leurs espoirs et leurs doutes, mais aussi et surtout la détermination qui explique leur comportement au feu. Les familles m'ont aussi confié des témoignages poignants, des lettres. Par exemple, pour Julien Le Pahun, qui allait fêter son vingtième anniversaire le 20 août, deux jours après l'embuscade. La veille, il s'était rendu à la messe du dimanche célébrée à Tora par Mgr Le Gall, l'évêque aux armées. Ce n'était pas son habitude. Il avait discuté avec l'aumônier à propos de cette phrase du "Je vous salue Marie": "Priez pour nous maintenant et à l'heure de notre mort..." Le 16 juillet, avant de partir pour l'Afghanistan, il avait écrit sur son blog : "J'ai juste envie de dire que la mort est devant moi et qu'elle est terrifiante..." A Roissy, quand il quitte ses parents, il a les yeux embués de larmes. Il dit : "Aujourd'hui je pars mener une guerre à 5 300 kilomètres de ceux que j'aime. Quoi qu'il arrive, pensez à moi comme l'homme que je suis devenu."
Avec le recul, peut-on considérer que cette mission de reconnaissance était suffisamment bien préparée ?
Le 15 août, trois jours auparavant, une première patrouille est allée jusqu'au village de Sper Kunday, qui marque le début de la zone des combats. Le capitaine commandant la compagnie Carmin et le lieutenant chef de la 3e section [Carmin 3] prennent alors contact avec la population mais ne reconnaissent pas le col, faute de temps. Des villageois leur confirment la présence des talibans et les mettent en garde : "Ne vous éternisez pas", conseillent-ils. Les officiers répondent : "On reviendra." Toute la vallée sait que les Français veulent reconquérir le terrain. Les Italiens, qui occupaient le poste avant eux, ne sortaient quasiment plus depuis qu'ils avaient eu à déplorer un mort.
Côté français, on devine bien que les talibans sont au courant qu'une entreprise de reconquête du terrain est en marche.
Oui, tout le monde le sait. Du coup, après avoir observé les modes d'action français, les insurgés préparent une nasse, une embuscade, en aménageant des postes de tirs et en stockant des munitions au sommet et derrière le col, et sur les itinéraires de repli. Leur capacité de mobilisation et leur puissance de feu étaient connues mais n'ont pas été suffisamment prises en compte. Il n'y a pas eu, ce jour-là, de reconnaissance aérienne qui aurait peut-être décelé les postes de combat ennemis. Les Français ont donc très peu de renseignements sur une zone dont on sait, pourtant, qu'elle est infestée de talibans. Il n'y a pas non plus de commandement et de coordination sur le terrain entre les deux sections afghanes, les deux sections françaises et le groupe d'une dizaine d'hommes des forces spéciales américaines. Personne ne commandait vraiment...
Je me souviens que les moudjahidin pratiquaient le même type d'embuscade contre les Soviétiques qui, pour les éviter, déposaient en hélicoptère leurs commandos sur les crêtes. A ma connaissance, il n'y a pas eu de demande d'hélicoptères ou de drones pour cette mission.
Ce 18 août, les hélicoptères français n'étaient pas disponibles. Ils servaient à transporter ou à protéger une mission américaine d'inspection du poste de Tora, d'où est partie la patrouille, avec le général McKiernan, le commandant de l'Isaf. Le colonel de Cevins, patron du bataillon français de Kaboul, et le capitaine Crézé, chef de Carmin, ont été occupés toute la matinée à recevoir ces VIP.
C'est le parachutiste Le Pahun qui sera abattu le premier.
Il était le voltigeur de pointe de la section. A 50 mètres du col, il est fauché par une rafale. Ses camarades de Carmin 3 retrouveront son corps à l'aube. C'est le début de furieux combats. Damien Buil, le chef de groupe qui est parti le chercher, revient en titubant. "Je suis touché au ventre", dit-il avant de tomber, à découvert, au milieu de la piste. Marchand, Darchy et Gros veulent à leur tour y aller. Soudain surgit un taliban. Darchy vide la moitié de son chargeur sur lui. Pendant ce temps, Marchand tire le blessé derrière le rocher où sont abrités ses camarades. Ils lui enlèvent son casque, son gilet pare-balles percé par les éclats, posent un pansement compressif. Damien veut vivre. Il résiste pour sa femme Aurore, enceinte d'un petit garçon, et pour Lilou, sa fillette de 2 ans et demi.
Les talibans attendaient visiblement les Français.
Oui, ils ont su quand ils ont quitté leur base de Tora, puis les ont vus venir de loin, entrer dans la vallée, progresser ensuite à pied vers eux. Ils disposent de fusils-mitrailleurs, de tireurs d'élite équipés de fusils Dragunov à lunette. Ils tirent d'abord sur les premiers éléments français. Ensuite, leurs snipers cherchent à éliminer le chef de la section, l'adjudant Gaëtan Evrard, blessé, et son radio, qui sera tué. Les talibans sont à cinq contre un. Les Français tentent de se regrouper pour se dégager du feu ennemi. Les avions et les hélicoptères américains arrivés un peu plus tard mitraillent les talibans qui essaient alors de s'imbriquer au milieu des Français. C'est presque du corps à corps. Un taliban surgit à 20 mètres de Dussat. Darchy lance une grenade et "sèche" l'insurgé. Au même moment, l'adjudant Evrard est touché à l'épaule. Ils sont quatre soldats à se serrer derrière un petit rocher. Le tireur d'élite Kevin Chassaing réussit à éliminer un sniper à 450 mètres. Mais les talibans ripostent, sautant de rocher en rocher. Alexis Taani, le radio, alterne bouche-à-bouche et massage cardiaque sur un blessé. Une balle lui traverse la main et frappe Buil, qui s'éteint peu après. Les talibans ont compris et concentrent leurs tirs sur ce petit groupe. L'adjudant Evrard est menacé. Taani se dresse devant lui pour faire écran. Des balles claquent dans son dos. Il vient de se sacrifier pour sauver son adjudant. Darchy et Chassaing le traînent sur la piste pendant que trois camarades vident leur dernier chargeur pour les couvrir. Le premier, Darchy, prend une balle dans le tibia. Chassaing tombe, touché à la cuisse. Un second projectile le frappe en pleine tête. Un taliban surgit devant Darchy. Il n'a plus que son pistolet automatique. C'est quitte ou double. A 20 mètres, il vide son chargeur. Le taliban s'effondre.
Des soldats français se sacrifient pour sauver leurs camarades...
Le caporal-chef Penon a le genou fracassé par une balle. Blessé, l'adjudant ne peut pas le porter. Il faut courir. L'infirmier préfère rester, lucide sur son état. Il sera découvert mort près du même rocher, après avoir épuisé ses munitions pour couvrir le départ de ses camarades. Plus loin, une balle percute le casque de Garabedian. Il est sonné mais Nicolas Grégoire l'entraîne vers un rocher. Soudain, un cri, une chute : le caporal-chef Grégoire est fauché à son tour. Garabedian se précipite sur lui et reçoit comme une immense claque dans le dos, qui le jette au sol. C'est une volée d'éclats, heureusement arrêtée par son gilet pare-balles. Plus loin, Paul, Hamada et Waetheane progressent accroupis. Une balle casse le bras d'Hamada. Waetheane est lui aussi touché. Il réussit à sauter un muret mais les impacts les poursuivent. Waetheane, touché une seconde fois, a la force de courir s'abriter derrière un rocher. Le groupe lui injecte une dose de morphine et lui fait un garrot.
A côté se trouve Anthony Rivière, 22 ans, qui se plaint du ventre. Il n'y a pourtant ni sang ni impact sur son pare-balles. On découvrira que ce jeune Réunionnais a pris dans le tibia une balle qui est remontée jusqu'au foie, provoquant une hémorragie interne fatale. Hamada, lui, ne sent plus son bras droit, retourné dans son dos. Tout seul, il le ramène devant, récupère le garrot tourniquet dans sa trousse, le pose sur la blessure et serre avec les dents. Il renonce à la morphine pour ne pas s'endormir. Lui aussi veut vivre, par amour : sa femme est enceinte.
Les parachutistes français sont parfois si près des talibans qu'ils les entendent parler.
Oui, ils descendent de façon espacée et crient pour se parler. A un moment, Gros comprend qu'ils sont arrivés à hauteur du secteur où se trouvent les corps de Buil, Chassaing et Taani. Ils devinent que les talibans dépouillent leurs camarades, récupèrent leurs armes. Marchand les entend rire. Il imagine la curée. Pour lui, c'est trop. Il lance une première grenade défensive quadrillée, qui en couche quatre ou cinq. Du coup, c'est le silence. Il veut jeter la seconde mais, blessé au bras, n'arrive plus à la dégoupiller. Gros voit quatre talibans se redresser au moment de la première explosion. D'une rafale, il en tue deux. Deux autres se mettent à vociférer dans leur radio. Une nouvelle grenade ramène le silence. Il détecte un autre taliban sur la droite, tire, le blesse et en abat un troisième venu l'aider. Les paras ont su rendre coup pour coup pendant des heures.
Au fil des heures, ils ont quand même le moral qui baisse.
C'est sûr, mais sans perdre leurs moyens. Ils restent très solidaires. Ils se parlent beaucoup d'un rocher à l'autre. Bien entraînés, ils ont la foi et sont disciplinés. Lorsque le caporal-chef Marchand ne peut plus bouger, il demande à ses hommes d'aller chercher de l'aide. Lui attendra sur place. "Pas question, répondent ses hommes. On ne vous laisse pas." "Ça ne sert à rien", gueule Marchand en leur jetant un caillou. "C'est un ordre !" Les soldats obéissent. Marchand se retrouve seul. Trois talibans descendent dans sa direction. Waetheane, Paul et Garabedian sont couchés dans un talweg. Les insurgés passent sans les voir. Marchand serre plus fort sa grenade, sa dernière arme. Il ne bouge plus. Les talibans ne s'arrêtent pas, le croyant mort. Le caporal-chef hallucine : il pense voir le soleil monter, alors qu'il est en train de se coucher. Au bout d'une heure, il décide de descendre, à son rythme. Mais, juste un peu plus haut, un fusil-mitrailleur tire de courtes rafales pour bloquer le passage. La seule solution, c'est sa dernière grenade. Il se concentre, respire un grand coup, la dégoupille calmement et la lance au plus juste. Abasourdi par ses tirs, le taliban n'a pas entendu la cuillère sauter. Il disparaît dans l'explosion. La voie est libre. Soudain, un hélicoptère américain fonce droit sur lui. Il est à 10 mètres. Marchand croit qu'il va se faire buter pour ses camarades ! De son bras valide, il fait de grands gestes lents. Le pilote hésite, manœuvre un quart de tour à gauche et tire une salve de roquettes loin derrière le caporal-chef, qui entend des cris. L'hélicoptère vient de lui sauver la vie en anéantissant un nid d'insurgés. Il hurle sa rage de vivre et ne peut s'empêcher de crier aux talibans : "Bandes de chiens."
On a dit que les soldats français étaient partis sans beaucoup de munitions.
Ils avaient une dotation maximale, compte tenu du poids à porter : 7 ou 8 chargeurs chacun, soit environ 200 cartouches. Mais le combat a duré cinq à six heures, à haute intensité, et ils ne pouvaient pas être réapprovisionnés. Même les véhicules blindés qui les appuyaient depuis le village, 600 mètres plus bas, se sont trouvés à court. Les projectiles des talibans ricochaient sur leurs blindages. Ils sont allés se réapprovisionner chez les Américains, restés en retrait pour guider les avions.
Les renforts ont-ils mis longtemps à arriver ?
Vingt-cinq minutes après l'alerte, le capitaine Crézé partait du poste de Tora à la tête de 80 soldats répartis dans 20 véhicules blindés, en demandant un appui aérien. Il a mis une heure vingt pour arriver sur place alors qu'il faut deux heures en temps normal.
Ces soldats étaient-ils trop jeunes et mal entraînés pour aller combattre en Afghanistan ?
Jeunes, c'est vrai. Mal entraînés, c'est faux. Depuis la nuit des temps, les soldats sont toujours jeunes, par définition. On a oublié que le service militaire était à 18 ans. S'ils n'avaient pas été aussi bien entraînés, ils seraient peut-être tous morts. C'est ce qui a sauvé les rescapés, qui souffrent d'ailleurs de ces accusations. On peut dire que ce sont des gamins, mais ils n'ont pas paniqué. Ils ont 20 ans, des parents, une fiancée ou, pour les plus âgés, des enfants. Ils pensaient à eux pendant les combats. On a entendu des blessés crier : "Maman, je ne veux pas mourir !" Mais ils se sont battus comme des lions en pensant, justement, à leur famille ou à leurs copains. C'est ce qui les a fait tenir sous le feu, avec la rage de se battre et de vivre, sans cesser de s'encourager les uns les autres. Leur section était une famille. Plusieurs se sont sacrifiés pour leurs copains.
Un an après cette embuscade, que sont devenus les survivants de la section Carmin 2 ?
Ils sont au régiment, à Castres. La section Carmin 2 est en sommeil. Les survivants pansent leurs plaies physiques et morales. Les blessés poursuivent leur rééducation. Mais le plus dur, ce sont les blessures psychologiques, qui perdurent. Hantés par leurs souvenirs, ils se posent beaucoup de questions, notamment sur le montage de cette patrouille du 18 août 2008, sur l'absence des mortiers, sur l'arrivée des renforts, sur le comportement ou les choix de tel ou tel chef. Beaucoup estiment ne pas encore avoir eu toutes les réponses. Ils souffrent aussi d'un sentiment de culpabilité d'être revenus vivants. "Est-ce que j'ai bien agi par rapport aux autres ?" "Qu'est-ce que les autres n'ont pas fait pour moi ?" Ils se tournent très souvent vers leur adjudant, Gaëtan Evrard, un père de famille meurtri, devenu un autre père pour les jeunes rescapés de l'enfer de la vallée de l'Uzbin. Ils continuent de voir les familles des copains morts au combat. Le fort esprit de corps du 8e RPIMa contribue à cicatriser les blessures. Le 19 juillet dernier, sept d'entre eux ont été décorés de la médaille militaire, ce qui est exceptionnel pour des soldats du rang aussi jeunes, âgés d'à peine 20 ans. Quant aux talibans qui ont mené l'embuscade, la plupart d'entre eux - près de 80 - et la quasi-totalité de leurs chefs ont été éliminés pendant la contre-offensive et dans les opérations qui ont suivi.